20220213

Demosthenes Agrafiotis

« Réorientations, révisions »
{essai sur la poésie visuelle}





Deux poèmes visuels, Hommage à Michael Mitras


1. À priori





2. Origine, provenance

Au début de l’année 2000, lors de ma visite - collaboration avec la Fondation Bonotto (Fondazione Bonotto, Bassano del Grappa, Italie) j'ai découvert le schéma de Dick Higgins (1938-1998) qui fait référence à la poésie expérimentale, à l'avant-garde, aux actions du groupe Fluxus ainsi qu’aux orientations de l'art dans la seconde moitié du siècle dernier. Luigi Bonotto, le fondateur de la collection de poésie visuelle (Collezione Luigi Bonotto - Poesia Visiva, voir www.fondazionebonotto.org ) avait demandé en 1995 à Dick Higgins (créateur de "Something Else Press", 1963, NY, USA), membre et co-fondateur du groupe - mouvement Fluxus et l'un des premiers à introduire les ordinateurs dans la conception et la production d'œuvres d'art, de développer un schéma général des tendances avant-gardistes, au nom bien sûr de l'idée de base de l'intermédia et de l’intermédialité (intermediality). Le schéma avait d’ailleurs été réalisé sur la surface d’un miroir et le spectateur pouvait voir son image reflétée dans le jardin des sites artistiques qui compose encore aujourd'hui la proposition de Higgins (Figure 1). Après la première contemplation du schéma, j'ai remarqué qu'il y avait des cercles avec des points d'interrogation, et j'ai décidé de les compléter. Patrizio Peterlini (Directeur de la Fondation) m'a fourni une copie du schéma de Higgins et je l'ai complété avec de nouveaux éléments - domaines : « art corporel », « art internet », « nouvelles technologies », « art informatique » et « art vidéo », c'est-à-dire des domaines où les technologies de la télé-information sont des leviers essentiels concernant la production d'œuvres d'art (Figure 2).

Figure 1 : Dick Higgins, Schéma-Graphique intermédia, 1995
(Archives Fondation Bonotto)

C'est ainsi qu'est née une nouvelle version du schéma initial de Higgins, qui a été publiée dans le livre de Klaus Peter Dencker, Optische Poesie, De Gruyter, Berlin / New York 2010, p. 39-41).

Il est clair que dans la nouvelle version l'accent est mis sur le fait que les nouvelles technologies (informatique et numérique) ont contribué aux domaines de la poésie et de l'art. Dans cette perspective, la poésie visuelle (voir Figures 1-3) se place dans les tendances et les courants qui traversent à la fois l'ensemble du champ de l'art et les discours sur le destin et la subsistance de celui-ci.


Si nous appelons la dernière version de la figure 3 le « schéma élargi de Higgins », alors cela pourrait être vu comme un outil, un cadre conceptuel pour comprendre et évaluer les pratiques adoptées par les poètes/artistes, sans que cela signifie pour autant que le schéma prédétermine leur choix ou qu'il dispose d'un quelconque pouvoir normatif, ce qui implique qu'il est absolument nécessaire de faire une deuxième lecture approfondie des œuvres des poètes/artistes afin de déterminer les tactiques ou "manœuvres" spécifiques auxquelles le poète-artiste a recourt à chaque fois pour mener à bien son œuvre.

Figure 2 : Démosthène Agrafiotis, Schéma-Graphique intermédia, 2003
(Livre de Klaus Peter Dencker)




3. Déplacements, démarcations

Mais comment pouvons-nous définir aujourd'hui la poésie visuelle ? Qu'a-t-elle gardé de son passé (récent et lointain) ? Comment s'est-elle adaptée aux exigences de notre époque ? Et quelles perspectives s'ouvrent-elles dans un futur proche? Comment le schéma, le graphique de Higgins (Figure 3) peut-il aider à répondre aux questions ci-dessus?

Selon le schéma de Dick Higgins (dans la version complétée par D. Agrafiotis (voir http://dagrafiotis.com/?cat=170&paged=2), la poésie visuelle se situe dans un univers intermédiatique en constante interaction avec diverses pratiques artistiques (voir figure 3). Structurellement (selon la même graphique) aucun changement n'est visible aujourd'hui mais en termes d'intensité et d'ampleur des interactions il est clair que celles liées aux innovations scientifiques et technologiques ont fortement augmenté. Autrement dit, à mesure que les nouvelles technologies et les processus artistiques connexes acquièrent une position dominante, ils influencent d'autant plus la poésie visuelle.

Figure 3 : Le schéma-Graphique de Dick Higgins avec les ajouts de Démosthène Agrafiotis
(D. Agrafiotis, « Poétique Culturelle », Ed. Erato, Athènes, 2012, pp. 104-111).

La poésie visuelle vise une réception « totale » et « concise » à la fois, une sorte de « sur-clin d'œil », (allusion, connivence) extrêmement élaboré afin de fonctionner de manière efficace et robuste. En d'autres termes, le poème visuel ou tout procédé au nom de la poésie visuelle est appelé à renouveler un pari, celui de l'émergence d'une « lueur » (matérielle et noétique) capable d’entrainer et de séduire le regard et l’esprit du spectateur.

Le deuxième élément d'une importance constante est l'ambition de la poésie visuelle d'explorer les relations entre langage et image, écriture et figuration (writing and picturing), parole et conjecture. Dans cet esprit, la relation entre « lire » et « voir » est le fondement du statut de la poésie visuelle et en même temps les prémices de l'émergence de la peinture/peintugraphie, de la calligraphie et de la cacographie.

Dans une perspective historique, la poésie visuelle du siècle dernier, en traitant du couplage « langage » et « image », a préparé l'humanité à l'avènement « dramatique » du monde numérique où sa logique [0,1] unifierait sur un support matériel l'écriture et la figuration - un fait qui devient dominant et oppressant au 21e siècle. Ce fait justifie la puissance culturelle de la poésie visuelle du fait qu'elle a participé et préparé (critiquement ou pas) l'avènement d'un monde unifié des nombres, des formes et des informations. C'est cette nouvelle situation dans le domaine de la communication sociale qui est la nouvelle condition d'émergence et de réception de la poésie visuelle. Plus précisément, la poésie visuelle est désormais appelée à explorer différents langages (des langages et pas seulement des langues, dans la terminologie française) et aussi des systèmes d'écriture. C'est-à-dire que dans sa voie future, la poésie visuelle est appelée à être confrontée avec les langages « étrangers » des algorithmes, de l'intelligence artificielle, des nouveaux langages des mondes numériques et à se mesurer aux représentations existantes ou potentielles/artificielles (virtuelles). C'est-à-dire qu'elle est appelée à explorer les espaces intermédiaires entre le « réel » et sa représentation potentielle (le virtuel). De plus, elle sera obligée d'assimiler les enseignements, les processus et les acquisitions des champs d'expression voisins qui composent la figure 3.




Deux dessins de D.Agrafiotis, en Hommage à Natasha Hadjidaki, « Flip I,II »,
encre de Chine sur papier Kyoto,A4,2021.




4. Fonctionnement incertain

Quel que soit le sort de la « poésie visuelle » par rapport aux grandes mutations provoquées par les nouvelles conquêtes de la techno-science, la poésie visuelle posera avec persistance la question de savoir comment l'image se conjugue avec le discours, l’analyse et la théorie ? comment l'image est-elle mobilisée dans le cadre de l’analyse propositionnelle ou argumentatif ? comment contribue-t-elle finalement à une approche hybride des êtres et des choses ? L. Wittgenstein s'est particulièrement référé au contenu des questions ci-dessus lorsqu'il était à la recherche d’une théorie picturale/visuelle du sens (picture theory of meaning) et avait envisagé une vision (seeing) du sens et du mot (word) comme accès au monde (world). On pourrait soutenir que la poésie visuelle est une stratégie puissante dans un effort de « voir comme » (seeing as), un regard inquisiteur / extatique capable de produire des perceptions de la réalité et de façonner ensuite des œuvres de réflexion (artistiques ou pas) au-delà des exigences conventionnelles d'une communication épidermique.

Dans la même perspective, on pourrait comprendre les schémas proposés par le psychanalyste J. Lacan pour élaborer une théorie du monde psychique. Autrement dit, les formes de l'approche lacanienne ne sont que des poèmes visuels, des exemples de poésie appliquée au service de la formulation d'une théorie de l'inconscient. Après tout, le psychanalyste français a côtoyé des poètes et des artistes surréalistes et a certainement vécu personnellement et à maintes reprises l'avant-garde poétique et artistique du Paris des années 1930 (voir D. Agrafiotis, « +-graphies », Ed.Veer-36, London,2011, σελ.33-47).

Le couplage du mot et de l'image avec un accent particulier sur la géométrie, le schéma et la forme, est la stratégie de base de la poésie visuelle car il met en évidence une problématique critique de tropismes : le poème par rapport au flux des choses est-il en analogie, en homologie ou en isomorphisme ? (Voir notre livre « Poétique culturelle ») Avec l'introduction de l'image en tant que support de l'écriture et l'entrelacement de la parole et de la conjecture, le poème visuel acquiert une forte dimension figurative par rapport au poème linéaire-classique et conduit à une référence complexe aux interlocuteurs humains. On pourrait dire que un multi-metamorhisme emerge au-delà des trois tropismes. Enfin, le couplage intermédiaire des trois tropismes précités permet à la poésie visuelle une confrontation ou un couplage complexe et solide avec les constantes transformations de notre monde.


Un dessin de D.Agrafiotis, en hommage à Gioulia Gazetopoulou, « Flip III »,
encre de Chine sur papier Kyoto,A4,2021.




5. Images, formes, sons

L'exposition intitulée « La mer est toujours loin » * s'inscrit dans l'essence susmentionnée de la poésie visuelle, car elle a tendance à intégrer et à utiliser les expériences d'œuvres d'art et d'expérimentation transversale dans le domaine de l'art moderne. C'est-à-dire que l'exposition témoigne du renouveau de la poésie visuelle à travers son dialogue avec l'art sonore, la performance, l'art internet et les nouvelles technologies de communication. De toute évidence, les combinaisons fécondes des quatre entités : images, formes, mots et sons émergent d'une manière particulière dans toutes les périodes culturelles et sociales. A l'heure actuelle, l'émergence susmentionnée se produit (à l'échelle mondiale) en parallèle avec une myriade de phénomènes nouveaux : "big data", puissants systèmes technologiques de documentation et d'information, épidémies - pandémies, catastrophes écologiques, inégalités sociales et autres. Les poètes et artistes qui utilisent les quatre variables ci-dessus sont appelés à affronter avec empathie et intelligence l'intolérance internationale orageuse (présente et future).

Lors de la récente Conférence Internationale (11/2021) organisée par des poètes visuels brésiliens, le cours de la Poésie Visuelle a été examiné de la préhistoire à nos jours, en langues alphabétiques (comme le grec), en langues idéographiques (comme le chinois). ), sur des supports de divers matériaux (pierre, bois, argile, papier, toile, silicone, écrans…) ainsi que la place de la poésie visuelle dans le champ plus large de la poésie, de la littérature et des arts (images visuelles, musicales, animées, etc.). Son endurance dans le temps a été prouvée ainsi que la capacité des poètes et artistes visuels à lui inventer de nouvelles formes d’existence et de nouveaux lieux d’émergence. C'est-à-dire que la poésie visuelle participe aux multiples transformations de la poésie et de l'art, mais aussi à tous les réaménagements (réussis ou douloureux) de la vie des habitants de notre planète.(Voir www.jornadadepoesiavisual.com/mostravirtual).

Avec une disposition simpliste, on peut dire que dans la période 1950-2010, la poésie visuelle (poésie concrète, visual poetry, poesia visiva, concrete poetry) aspirait (entre autres objectifs) à former un regard critique sur la société d'abondance, de consommation et de communications de masse. (Voir aussi les catalogues élaborés en Grèce par le Dr Lena Kokkini avec comme sujet la poésie visuelle après 1980.) Après 2010, après la crise et toutes les crisiologies qui l'ont accompagnées, la poésie visuelle est appelée à aborder ouvertement un monde en un oscillement constamment transitoire. Par ailleurs, dans la même période, la poésie visuelle elle-même se transforme en adoptant de nouvelles pratiques expressives, de nouveaux matériaux et l'utilisation sélective de nouvelles technologies.

Dans cette nouvelle phase, dans cette nouvelle perspective, l'expérience des vétérans est nécessaire, mais surtout "l'audace raisonnable" des poètes et des artistes afin de faire émerger — sans exclusions ni préjugés — une combinaison inédite des moyens d'expression.




Deux dessins de D.Agrafiotis en hommage à Michael Mitras, « Blue(s) III, VII »,
encre de Chine bleue sur papier Kyoto,A4,2021.


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Le titre est inspiré d'un vers de Michael Mitras. Hommage : Natasha Hadjidaki (1944-2017), Gioulia Gazetopoulou (1932-2018), Michael Mitras (1944-2019). La galerie d'art "Technochoros" présente l'exposition collective intitulée : "La mer est toujours loin" (images, formes, sons) qui est dédiée à la mémoire des trois poètes. L'exposition a ouvert ses portes au public le 12 janvier et va durer jusqu'au 4 février 2022. Elle est organisée par l'historien de l'art Dr. Lena Kokkini en collaboration avec Démosthène Agrafiotis pour la participation de jeunes artistes.Voir http://dagrafiotis.com/?cat=170&lang=fr & www.technohoros.org.

Traduit du grec au français par Michèle Valley.

Remerciements à Yiannis Rigadis et à Diana Assi pour leur aide concernant l’élaboration du texte.


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